Un rôle; une responsabilité - Theron Krone IV

Héritier d’une noble famille, Theron n’a pourtant pas connu les mêmes privilèges que la plupart de ses semblables. Depuis sa naissance, son père, un grand homme sans tolérance, lui fit comprendre que son existence ne servirait qu’à enjoliver le nom des Krone. Deuxième fils, quatrième héritier; monter à la tête de la famille n’était qu’un espoir inexistant. À peine âgé de cinq ans, le jeune homme faisait preuve d’une maturité hors du commun. Malgré son jeune âge, il comprit rapidement ce qui l’attendait au moindre pas de travers. La discipline. Elle était tout ce dont le garçon devait savoir. Sa présence n’était qu’une vulgaire décoration; un faire-valoir pour cet homme antipathique. Il préféra cela au traitement que recevait son frère aîné. Il garda ainsi le silence. Irréprochable.

La famille Krone était reconnue pour sa droiture légendaire. Parfait était le qualitatif utilisé par les autres familles de sang noble. Certains venaient même à les jalouser, les détester. Anguille sous roche. Des soupçons se discutèrent dans les hauts jardins. Quelques uns racontaient que la famille exécutait des sacrifices sataniques en cachette, d’autres avaient pourtant entendu parler de complots diplomatiques, tandis que plusieurs affirmaient avoir aperçu le comte partager un magnifique sourire avec une jolie demoiselle des bas quartiers. Néanmoins, nul n’avait preuve de quoi que ce soit. Peu avaient déjà franchi les portes massives du domaine Krone. Un manoir bien luxurieux, comme tous les autres. Rien de plus. La plupart des plus suspicieux finirent par se lasser, assoiffés de scandales.

Le garçon n’était pas particulièrement intégré au sein de la famille Krone. Mal aimé de sa propre mère, son père ne lui adressait la parole que pour le critiquer. Pourtant, Theron savait voir en lui un homme admirable. Il savait diriger sa famille d’une main de fer, sans compter qu’il avait pour réputation d’être un fier combattant. Le jumeau cherchait à faire preuve de cette prestance, tout comme son paternel; devenir son égal. Pour cela, il s’entraînait tous les jours, sans exception. S’il cherchait la reconnaissance de son paternel, il était prêt à tout.

Un jour, une occasion de présenta à lui. Tandis que son maître d’armes ventait le talent incroyable du jeune garçon, alors âgé de neuf ans, au maniement de l’épée, le grand Hadrien Krone vint observer les talents de son second fils en personne. Pour se faire, il affronta lui-même le garçon. Ce fut un combat à sens unique. Sans pitié, le guerrier attaqua l’enfant tel un véritable combat, jusqu’à ce que ce dernier soit incapable de se lever. Le maître d’armes avait beau tenter implorer clémence pour le garçon, le père n’en fit rien.

- Il n’a aucun talent; dit-il avant de quitter la cour, visiblement énervé qu’on l’ait lui fait perdre son temps.

Effondré au sol, le corps ensanglanté et parsemé d’ecchymoses, les paroles de son paternel furent un véritable couteau en plein coeur. Pourtant, ce combat ne le découragea pas. Au contraire, il comprit que malgré son progrès, le chemin à parcourir était encore long et semé d’embûches. Il détestait perdre, mais il ne pouvait  en aucun cas se laisser abattre par ce pitoyable échec. Le soir venu, il se consola dans les bras de sa jumelle. Elle était la seule à véritablement le comprendre. Auprès d’elle, il se sentait en sécurité; accepté peu importe ses faiblesses. Pour la protéger, il devait devenir plus fort.

Sa sœur jumelle était tout. Vivre sans elle lui paraissait impossible. En dehors de ses entraînements intensifs, Theron ne se détachait de sa sœur sous aucun prétexte. Nul ne comprenait le lien qui les unissait, lui et sa Titania. Inséparables, tout simplement. Partager leur chambre était entre autres un supplice des jumeaux. Manger, prendre le bain, dormir; tout. Un amour incompris. Il n’y avait pas de mot. Titania était une part de lui-même; sa moitié, sa source de motivation et de vie.

Peu avant leur dixième anniversaire, les jumeaux furent convoqués à une réunion familiale. Avec son sérieux habituel, Hadrien Krone, accompagné de sa charmante épouse et de ses trois autres héritiers, annonça aux jumeaux que leur paisible quotidien au manoir était dorénavant terminé. En effet, les deux enfants apprirent leur intégration à l’Ordre des Chevaliers. Contrairement à sa sœur, cette nouvelle émerveilla le garçon. Suite à sa cuisante défaite quelques mois auparavant face à son paternel, Theron y vit une occasion pour prouver sa valeur en tant que futur guerrier. S’il parvenait à intégrer l’Ordre, cela prouvera à son père de  ce dont il était capable. Il ferait honneur au nom Krone. Confiant, il serra la main de sa jumelle étant venu chercher la sienne. Elle n’avait rien à craindre. Il serait là pour la protéger et la soutenir.

Les festivités en suivirent. Leur départ était une grande nouvelle au sein de la famille et des nobles. De son côté, le futur chevalier ne pouvait tenir en place plus longtemps. Une semaine était déjà beaucoup trop long. Il avait si hâte de suivre cet entraînement; si hâte d’apprendre à manier l’arme tel un véritable chevalier. Néanmoins, ce qu’il croyait être un honneur s’avéra être une véritable horreur.

À leur arrivée dans l’Ordre, les tests n’étaient guères bien difficiles. Quelques épreuves ici et là pour évaluer leurs capacités. Vu son expérience à l’épée et son étonnante maturité, Theron se démarqua aux yeux de ses évaluateurs. Non seulement il savait se battre, mais le garçon faisait preuve de la discipline recherchée par le Colonel Harper. Les dirigeants du projets mirent de hautes espérances en lui et cherchèrent à exploiter tout son potentiel. Pour se faire, ils conclurent d’augmenter l'intensité de son entraînement quelques semaines après son arrivée. Honoré de répondre aux attentes de ses supérieurs, Theron était loin de se douter que ses propres talents seraient la source de ses souffrances futures.

Parfait candidat pour succéder à l’Empereur, le garçon n’était âgé que de onze ans lorsque commença ses longues années de torture continues. Il fut isolé des autres, de sa tendre soeur. Il ne pouvait la voir qu’une fois par semaine, uniquement si son progrès était satisfaisant. Cela prit 68 semaines avant qu’il ne puisse la voir pour la première fois. Cependant, ce ne fut aucunement pour le récompenser, mais bien pour le persuader. Elle était là, inconsciente, prisonnière d’une cage de verre; prisonnière d’une eau glaciale. Son visage était si pâle, ses lèvres roses se teintaient de bleu; son apparence cadavérique fit frissonner le garçon d’horreur; le fit paniquer.

- Libérez-la!!; supplia-t-il, elle va mourir!

D’un ton froid et sévère, l’évaluateur lui répondit alors:

- Elle paie le prix de tes nombreux échecs. N’oublies pas que l’Ordre place de grands espoirs à ton égard. Réponds à leurs attentes et ta soeur survivra.

La pression mise sur les épaules de l’apprenti eurent les effets escomptés. À l’âge de treize ans, il revit enfin sa soeur. Elle était alors plus grande que lui, d’une dizaine de centimètres. Était-ce parce qu’il ne dormait pratiquement plus pour se concentrer à l'entraînement? Ou ses nombreux jours sans repas? Peu importe. Il la savait bien vivante; c’était le plus important. Il la serra fortement contre lui, s’excusant du calvaire qu’il lui avait fait vivre ces deux dernières années. Il ne réalisa que plus tard que tous avaient droit au même traitement inhumain. Néanmoins, ce moment de répit fut de courte durée. Maintenant qu’il savait se battre d’arme égale avec des soldats expérimentés, il était l’heure pour le jeune prodige de ne faire qu’un avec son élément de prédilection; le feu. Si les coups de fouets et ses blessures aux combats avaient déjà bien dessiner sa peau, ce n’était que les prémices de son véritable entrainement.

Les cris de l’adolescent, maintenant âgé de quatorze ans, se firent à nouveau entendre dans les sombres couloirs de cet endroit devenu sa maison depuis les quatre dernières années. Les perles de cuivre en fusion s'unissaient à sa chair meurtrie, brûlée et ensanglantée. Le supplice du Plomb. Le tortionnaire attendit que ces dernières refroidissent avant de les faire pleuvoir à nouveau sur le corps du garçon, lui arrachant ainsi un second cri désespéré. Tous ses membres se crispèrent à la douleur.

- Résistes, Theron. Acceptes la douleur. Elle sera ta force.

Le cuivre plut encore et encore. Onze coups suffirent à rendre inconscient la recrue. Le métal refroidit recouvrait la plupart de son torse, de ses cuisses et de ses biceps. Retirer chaque grain de cuivre de son épiderme fut un véritable travail pour l’équipe de soins. On lui laissa un simple vingt-quatre heures de repos avant de le plonger dans l’arène. Peu importe son état et ses blessures, le futur empereur était dans l’obligation de se battre. Ses muscles et sa chair le faisaient souffrir au moindre mouvement. S’avouer vaincu était synonyme de faiblesse et les faibles n’avaient qu’un seul et unique sort; la mort. La mort n’effrayait pas Theron; il ne pouvait tout simplement pas mourir. Pour son nom, pour son honneur, mais surtout pour sa jumelle. L’abandonner et la laisser seule dans ce monde cruel était inconcevable.

Résister et accepter son élément fut l’objectif premier de toutes tortures. Sans compter le cuivre en fusion qu’on lui jetait sur le corps, il fut enfermé plusieurs fois dans un taureau d’airain pendant de longues heures afin de le rendre apte à supporter les chaleurs extrêmes. Ne voulant point l’achever, les tortionnaires prirent soin de ne pas faire rougir le métal, tout en maintenant une chaleur accablante à l’intérieur de la sculpture de bronze. Le visage recouvert d’un linge humide, le reste de son corps brûlait contre les paroies. De toutes, elle était la plus pénible. Le garçon avait l’impression de cuire pendant des heures, sans savoir lorsque son supplice prendrait fin; sans savoir s’il allait y survivre cette fois-ci.

Cette torture continua ainsi pendant cinq longues années. L’ordre connaissait bien le lien unique entre les jumeaux et prit bien soin de l’exploiter à son maximum. Non plus séparés l’un de l’autre, si ce n’était pas lui le sujet des tortionnaires, il fut forcé d’entendre sa soeur souffrir à son tour, et vice-versa. Ils constatèrent une nette amélioration chez les deux adolescents, voire la naissance d’une connexion hors du commun entre ces derniers. Les hauts placés s’émerveillèrent du phénomène jusqu’à présent inédit. “La Symbiose Monarchique” fut le nom donné à cette nouvelle capacité. L’Ordre forma ainsi des duos entre les potentiels empereurs et impératrices pour recréer ce lien. Tous avaient de très bonnes aptitudes aux combats et à la magie, mais aucun résultat concluant au sujet de la symbiose, à la grande déception des évaluateurs. Ils conclurent que seul le lien entre les jumeaux était capable d’une telle prouesse. Était-ce par le lien du sang ou par le fait qu’ils étaient jumeaux? Nul ne saurait y répondre.

Theron ne ressemblait plus du tout au garçon qu’il était à son arrivée. Dépassant le mètre quatre-vingt-dix, sa carrure imposante était celle d’un véritable combattant. Brûlé à vif à plusieurs reprises, la peau du jeune homme avait perdu presque toute sensibilité. Tout son corps était parsemé de cicatrices et de brûlures diverses. Approximativement soixante-quinze pour cent de sa peau avait été touchée. Certains endroits, tels son dos, ses épaules et son abdomen, étaient rougis et d’une texture âpre. Pour éviter tout soupçon quant à l'entraînement des Chevaliers, les bourreaux avaient écarter le visage lors des séances de torture.  Il ne suffisait qu’à trouver un prétexte quelconque pour expliquer ses nombreuses et grossières marques.

Bouche cousue, Theron obéissait au doigt et à l’oeil de ses supérieurs.  Âgé de dix-neuf ans, il exécuta les tâches les plus anodines de l’Ordre au sein de cet endroit cauchemardesque, tel la mise à mort des jeunes orphelins jugés inaptes au projet. Il n’aimait point l’idée de massacrer de jeunes innocents, mais un ordre était un ordre. De plus, il se consola à l’idée que c’était peut-être mieux ainsi, sachant pertinemment ce qui attendait les autres. Il n’était pas encore un Chevalier qu’il était un parfait pantin de l’Ordre et il le savait parfaitement. Pantin de l’Ordre ou pantin de son paternel, sa destinée était tracée à servir plus grand que lui-même.

Tandis que la fin de la guerre approchait, les cloches sonnèrent. L’Empereur et l’Impératrice avaient tristement péris sur le champ de bataille. L’Ordre devait s’empresser de les remplacer le plus rapidement possible. Bien qu’encore jeunes, les jumeaux Krone étaient leur meilleur atout. Néanmoins, tous voulaient tenter leur chance d'intégrer les Chevaliers. Deux jours plus tard, les duos se retrouvèrent tous, arme à la main, sur le bord d’un précipice, afin de mériter la place de leurs prédécesseurs. La victoire ou la mort étaient les seuls issues de ce combat acharné. Dos à dos avec sa jumelle, sa complice depuis toujours, Theron se montra sans pitié face à ses adversaires. Surnommé le “Prodige” par ses maîtres d’armes, il fut la cible première des aspirants chevaliers. Dans une sanglante chorégraphie, les jumeaux abattirent de sang froid leurs opposants.  

Le ciel gronda et la pluie glaciale s’abattit sur le terrain rocheux. Désormais quatre encore debouts, les cadavres des huits autres gisaient dans la boue. Theron reprit son souffle un instant, s’assurant que sa précieuse soeur allait bien de son côté. La fin de ce combat approchait. Face à lui se trouvait Phan, son plus grand rival; son seul ami. Durant les six dernières années, les jeunes hommes avaient souvent eu à s'entraîner ensemble. Entre eux s’était développé une certaine fraternité. Pourtant, tous deux savaient parfaitement que ce jour arriverait. Les yeux dans les yeux, Theron resserra son étreinte sur la garde de son arme. Une flamme rougeoyante posséda la lame de l’espadon, démontrant ainsi le sérieux avec lequel le jumeau s'apprêtait à combattre. Ni d’une, ni deux, les épées se heurtèrent l’une à l’autre dans un grand fracas. Dos à lui, Titania affronta la partenaire de Phan avec autant d’ardeur. Les deux hommes se connaissaient par coeur: leurs techniques, leur façon de penser au combat. Les coups s’enchainèrent un long moment. Il s’agissait désormais d’un concours d’endurance.

Moment d’inattention. Pensant sa sœur en difficulté, le jumeau détourna le regard un instant. Phan profita de cette ouverture et frappa le jeune Krone dans les côtes. Souffle coupé, il tomba un genou au sol. Levant les yeux vers son adversaire, il vit son épée plonger sur lui. À défaut d’être lourde, Theron n’avait le temps de relever son arme et de parer. Cependant, alors qu’il acceptait la mort avec amertume, sa jumelle vint à sa défense. Phan n’eut le temps d’esquiver qu’à la dernière seconde. Son adversaire blessé par le jet perçant de Titania, le frère se releva et reprit le dessus de l’affrontement. Theron profita de la déstabilisation de son opposant et lui fit perdre son arme. Un puissant coup de pied dans l’abdomen et Phan tomba à la renverse. La lame enflammée pointée sur sa poitrine, le combat était terminé.

- Adieu, Phan. Puissions-nous nous retrouver dans l’autre monde.
- Je t’y attendrai, Theron; répondit-il, doux sourire aux lèvres.

Sans perdre une seconde de plus, le jumeau planta sa lame en plein coeur. C’était la fin. Tel des larmes, les gouttes de pluie roulèrent sur son visage impassible. Il s’accroupit au-dessus du cadavre et attrapa le médaillon autour de son cou. Phan tenait à ce pendentif plus que tout au monde. Theron l’arracha, puis se redressa. Sans un mot, il mit feu au cadavre. Les yeux rivés sur les flammes ardentes, sa main vint se joindre à celle de sa sœur. Empereur était son nouveau titre.

Quelques jours plus tard, les jumeaux se retrouvèrent sur le champ de bataille. Ils formèrent un duo impitoyable, craint des forces ennemis. Le sang coulait à flot sous les coups de sa longue épée. La peur connaissait son nom. Le nouvel Empereur était sans pitié. À son cou, le médaillon de Phan était près de son coeur. Néanmoins, prononcer son nom était un tabou. Tout comme leurs entraînements inhumains, il appartenait désormais au passé. Sa jumelle était à ses côtés; c’était tout ce qui comptait.

La guerre prit fin. Les jumeaux, âgés de vingt-trois ans, retournèrent au domaine familial. Le jeune homme avait, par le biais de ses exploits militaires, gagné la reconnaissance et la fierté de son père. Ce qui aurait réjouis l’enfant qu’il était lui était indifférent à présent. Enlever la vie n’avait rien de glorieux. Il faisait uniquement ce qu’on lui ordonnait de faire, pour le bien de son pays. Cela dit, malgré cela, un malaise continua de régner entre les jumeaux et leur mère. Titania brisa le silence. C’était donc ainsi. Theron ne chercha pas pour autant à apprendre l’identité de sa véritable mère. Nul besoin de rajouter à la tension omniprésente. Adultes, les jumeaux conservèrent leur chambre commune. Partager leur intimité était chose naturelle, bien qu’ils franchirent la limite quelques fois.

Une paisible année s’écoula; trop paisible. Exécutant les missions ici et là de l’Ordre, Theron ne pouvait s’empêcher de songer à son retour imminent sur les champs de bataille. Combattre était tout ce qu’il savait faire. Cette paix était beaucoup trop belle pour être vraie.